L’émancipation par l’art, entretien avec Audrey Beaulé

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Nov 4, 2021

Photo : Jean-Michel Martin

Par Amélie Maltais

Les œuvres en vente dans la boutique du Livart sont un prolongement de la résidence d’Audrey à l’Atelier circulaire. Sa pratique “explore les objets non figuratifs en rapport au corps comme une tentative d’une relecture queer de l’abstraction par l’assemblage, le dessin et l’art imprimé, plus particulièrement la risographie.” Elle cherche à évoquer le corps en demeurant dans une représentation en absence de genre qui se situe entre la figuration et l’abstraction avec un attachement particulier pour l’emploi de la couleur bleue. Apprenez-en plus sur la talentueuse et réfléchie Audrey Beaulé à travers ce court entretien.

Pour débuter et nous mettre en contexte, peux-tu nous parler de ta pratique artistique ?
Mes recherches à la maîtrise en art et ma résidence à l’Atelier Circulaire portent sur l’abstraction au Québec, mais surtout de sortir de “la grande histoire de l’art” afin de ramener les marges dans l’histoire pour rééquilibrer les injustices d’une époque qui a effacé des personnes et des artistes. Mon intérêt pour la culture queer est devenu un prétexte pour creuser davantage ce sujet, je dirais même mon point de départ qui m’amène à faire une relecture féministe et queer de l’histoire de l’art du Québec.

Bien que le bleu renvoie à une “neutralité hors de la couleur du corps”, peux-tu nous en dire plus sur le choix de cette tonalité comme couleur principale pour tes œuvres présentées au Livart?
Le bleu est une couleur qui m’obsède, qui me rejoint beaucoup, car je lui accorde une neutralité hors de la couleur du corps et de la peau. Elle a des vertus apaisantes et universelles. J’ai un intérêt depuis longtemps pour cette couleur. Certains ont déjà fait des comparaisons avec Yves Klein qui utilisait des femmes pour peindre ses fameuses silhouettes bleues. On m’a dit que mon travail faisait écho au sien, en était une relecture comme je suis une artiste queer qui s’approprie le bleu pour évoquer le corps avec l’abstraction. Je ne suis pas allé aussi creux que ça dans le choix de la couleur, bien qu’on puisse faire des liens avec Klein le choix du bleu n’a pas été conçu de cette manière.

 “L’abstraction et les théories queers sont ce qui me permet d’aller au-delà des définitions”, en quoi ces thèmes te permettent de transcender des définitions?
Ils me permettent de sortir des cadres. Dans mes dessins il y a présence de traits qui forment des cadres sur lesquels des formes organiques se juxtaposent. La dualité entre ces formes organiques et la rigidité des cadres entraîne une réflexion sur l’identité et la construction d’un soi en marge des normes préétablies, qu’est-ce qui peut nous émanciper et sur quoi nous sommes limités? Conceptuellement et formellement une émancipation se crée. 

 En quoi l’abstraction et les théories queers défient-elles la représentation, selon toi?
Je me suis fortement inspiré de Renate Lorenz et sa théorie du drag abstrait. C’est fascinant parce que le drag abstrait fait appel à ce qui évoque le corps sans le montrer, à travers l’abstraction. J’ai un grand intérêt pour l’artiste qui fait l’œuvre et quels ont été ses gestes et son processus. Je me questionne sur ce qui est invisible de l’œuvre finalement, ce qui est hors des représentations, mais qui fait la touche subjective du travail d’un artiste. La découverte de ces théories a marqué un passage dans ma pratique ou j’ai pris un tournant queer plus assumé. 

 Ton travail est dirigé par les thèmes de l’agentivité, de l’émancipation et de ce qui mérite d’être dit. En quoi ces questions se manifestent-elles dans ce que tu fais?
Ce sont des thèmes qui se manifestent surtout dans mes livres. Je me demande d’abord qu’est-ce qui n’a pas été dit, qu’est-ce qui mérite d’être dit? Je crois qu’à travers l’écriture, à travers l’art des changements peuvent s’opérer ce qui rejoint (est inspiré de) la pensé de Barbara Havercroft chez qui l’agentivité est un terme qui signifie une action posée par un groupe souvent marginalisé dans le but de créer un brassement social, un changement au niveau des normes ou des limites, une émancipation.

 Que changerais-tu pour l’atteinte d’une société idéale?
Je changerais la notion de cadre, on assiste déjà à un début de ce changement, c’est certain que c’est très présent dans mon cercle, mais ça reste isolé. Je souhaite définitivement plus d’ouverture au point de vue identitaire et sexuel, que tous puissent s’exprimer librement.

Considères-tu que ta vie et ta pratique sont imbriquées? En quoi se nourrissent-elles l’une de l’autre?
Au départ j’avais l’impression que tout ne se rejoignait pas, mais dernièrement j’ai compris que l’une et l’autre se nourrissaient mutuellement. Je sentais que mon travail était éparpillé… J’ai fait une BD, j’écris dans des carnets et j’ai une pratique en art visuel, mais à travers tous ces médiums j’explore une thématique commune: tenter de raconter autrement les choses pour donner un espace aux récits marginalisés. Étant une personne queer qui s’identifie autant aux pronoms elle que iel je réalise que plus j’affirme mon identité, plus ma pratique s’affirme, elle aussi, dans un sens.

“ Je fais des livres, parce que c’est un peu un entonnoir de tout ce que j’ai appris.” Y a-t-il d’autres raisons qui t’allument dans la création d’un livre? 
Ce qui m’allume dans le livre c’est la mise en séquence des images, des récits et la découverte du bon rythme qui m’allume. Mes études en cinéma d’animation m’ont formé à mettre des images en séquence et faire ce travail de rythme. Le livre dissimule le sensible, c’est pour moi la parfaite œuvre car c’est un objet qui voyage partout et sa consultation permet une intimité entre l’objet et le spectateur.

Grille 1, 11 x 14 '' risographie sur papier gris clair, 2021
Grille 1, 11 x 14  » risographie sur papier gris clair, 2021

Quelle importance tu accordes à la réception de tes œuvres par le public?
Je crois que le propos est nécessaire comme moteur, mais si les gens se fient au ressenti c’est très bien. J’ai fait peu d’expositions, mais parmi celles que j’ai faites, j’ai trouvé intéressant de pouvoir faire de la médiation de mon travail et l’enrichir des discussions engendrées par cette activité. Discuter avec les gens est inspirant, nous fait connaître de nouvelles références, des théories, des points de vue sur notre travail. Une visiteur une fois m’a fait remarquer la subjectivité présente dans mon travail. Je crois que le dessin est un art subjectif, car il fait transparaître la personne qu’on est, il nous rend transparents.

En quoi l’art est un vecteur de changement, selon toi?
Je crois que l’œuvre peut faire des changements, mais le changement s’opère aussi dans ce qui se trouve en marge de l’œuvre soit: les rencontres, l’amitié, etc. La communauté artistique de chaque génération fait sa part dans l’évolution des mœurs à travers les récits, le collectif, les dialogues et leur transmission pour faire évoluer les mentalités.

Est-ce pour cela que tu crées? Sinon pour quelle raison le fais-tu?
Créer me permet l’atteinte d’une concentration, de me sentir vivante et le fait de le partager aux autres me permet de sentir que j’ai fait une touche dans le monde. La création est un processus réflexif qui ouvre aux autres, à l’amitié, aux rencontres, aux théories et permet de se rapprocher des autres. Je crée pour redonner aux autres.