L’humain et l’espace: Entretien avec Alice Cloutier-Lachance

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11 Fév 2022



Actuellement en baccalauréat à Concordia, Alice Cloutier-Lachance est une jeune photographe dont les œuvres sont en vente à la boutique du Livart. Après un séjour de quatre ans en Australie, elle se plonge dans la photographie analogue, dont elle apprécie la matérialité et l’intimité avec le film. Dans son travail, plusieurs thèmes se côtoient : le corps, la relation entre l’humain et son environnement, l’exode urbain, la recherche de soi et de la proximité avec la nature. 

Par Ève Robert

Quelques questions très générales d’abord. Quel est ton rapport à l’art ?

J’aime tous les genres d’art, mais la photographie est ce qui m’attire personnellement et que je comprends le plus. Pour moi, c’est un univers de multiples possibilités : elle peut autant être très révélatrice que laisser imaginer plein de choses.

Depuis quand pratiques-tu la photographie ? 

J’ai toujours été au contact de la photographie : mon père avait une chambre noire à la maison parce qu’il pratiquait lui-même, mais c’est quand j’ai eu dix-huit ans que j’ai commencé. Je suis partie voyager en Amérique du Sud avec une caméra, j’ai pris quelques photos, ça m’a bien plu, et c’est en allant vivre en Australie que je m’y suis véritablement mise. 

J’ai essayé plein de choses différentes, j’ai fait du portrait, de la fashion photography, et j’ai réalisé que j’aimais faire de la mise en scène et amener l’humain dans la nature. Mon goût s’est développé au fur et à mesure des années et aujourd’hui je suis en troisième année de photographie à Concordia.

Les yeux fermés, 2021

Quels ont été facteurs qui t’ont poussée vers cette pratique, tes sources d’inspiration ?

Honnêtement, c’est parti de moi. Je pense que c’est le rapport avec les gens qui m’a attirée. J’aime beaucoup entendre des histoires, rencontrer des nouvelles personnes, et je pense que la caméra est vraiment une bonne excuse pour faire ça. Il y a aussi la dimension artistique, la création de scènes, de moments, l’utilisation de vêtements et d’accessoires pour mettre le modèle en avant d’une certaine manière. Je pense en fait que c’est une combinaison des deux, que la photo a été une belle découverte qui rassemblait créativité et amour de l’humain.

As-tu un modèle, un artiste ou photographe qui a marqué ton art ou que tu admires particulièrement ? Quelqu’un auquel tu t’intéresses spécifiquement aujourd’hui ?

Puisque que je fais de la photographie analogique, je m’intéresse en général beaucoup aux photographes qui pratiquent le grand format, car c’est à eux que j’identifie mon travail, mais j’admire aussi l’utilisation de la lumière et le storytelling de certains artistes. Justine Kurland pour ses mises en scène, Michal Chelbin pour ses portraits, Alec Soth et Bryan Schutmaat pour leur photographie documentaire.

Tu sembles préoccupée par la notion d’espace, de position que l’humain occupe dans le monde, de rapport entre l’individu et son environnement. Comment te positionnes-tu toi dans le monde et l’espace qui t’entourent ? Quel est ton rapport à l’environnement, à ton environnement ?

Je pense qu’il y a toujours dans mes photos le concept d’espace, de grandeur. On ne sait jamais vraiment où on est. J’ai commencé à l’explorer il y a deux ans, à mon retour d’Australie, quand j’ai remarqué que l’endroit où j’étais avait un vrai impact sur comment je me sentais, où je voulais être et comment je voulais vivre. 

J’ai accès à une maison dans le bas Saint Laurent, un endroit beaucoup plus vert. Il y a un vrai horizon, plus d’espace, plus d’étendue, et c’est beaucoup là-bas que je prends mes photos. J’ai l’impression qu’être dans cet endroit amène à vivre autrement, que ça ouvre des opportunités vraiment différentes de celles que propose Montréal.

Donc quand je parle de la relation entre l’humain et son environnement, j’entends vivre de la manière dont on veut vivre. C’est probablement aussi une projection de comment je me sens personnellement hors de la ville, dans les grands espaces. 

Avec For now, we cradle in tall grass, quel rapport entre humain et nature as-tu essayé de montrer ? 

C’est un projet que j’ai commencé quand je faisais une résidence artistique au centre d’art Caravansérail à Rimouski, pendant laquelle je me suis baladée dans le Bas Saint Laurent et en Gaspésie, et sur lequel je travaille encore actuellement, que je veux développer dans les mois qui suivent. C’est un peu compliqué pour moi de parler d’un projet que je n’ai pas terminé, car il faut aussi du temps pour le comprendre, mais je pense que j’ai voulu mettre en avant toutes les possibilités, les différentes manières de vivre hors de la ville. Les régions du Québec ont tellement à offrir, je suis moi-même en train de les découvrir. En montrant les jeunes générations qui rejoignent ces modes de vie, je fais aussi transparaître ce que moi je recherche.

L’exode urbain est mentionné comme un phénomène qui t’intéresse. Est-ce que tu l’as toi-même vécu ou le vis actuellement ?

Oui, c’est quelque chose que je vis en ce moment, et auquel je pense depuis un certain temps. Quand je vivais en Australie, j’habitais à côté de la mer. Il y avait cette proximité entre ville et ruralité, et quand je suis revenue à Montréal après ces quatre ans, il n’y a plus eu que la ville. Alors, j’ai eu ce désir de renouer avec la nature : j’ai quitté Montréal pour venir m’installer ici, dans le bas Saint Laurent, pendant six mois. Je sais pourquoi je le fais, ce que je recherche, mais je voulais rencontrer d’autres gens qui l’avaient vécu, les questionner et mettre en avant par les images ce sentiment général qui nous pousse à nous éloigner de la ville. 

Sur la page qui t’es consacrée sur le site du Caravansérail, on lit que cette série est aussi une recherche sociale, sur le thème de la maison, de l’appartenance. Quelle signification sociétale donnerais-tu à ce changement de lieu de vie ?

Je pense que c’est une quête qui est personnelle à chacun. Sur la thématique de la maison, on peut être « chez soi » et sentir que ce n’est pas là qu’on veut être, peu importe le luxe de la « résidence principale ». C’est une recherche : pour moi qui ai grandi à Montréal et qui commence à réaliser qu’autre chose existe, je me questionne beaucoup sur ce qu’est la maison : un lieu, des gens, un endroit où on voudrait être mais qu’on ne connaît pas forcément… La maison peut vouloir dire tellement de choses différentes selon les gens. 

Je garde tout de même cette impression que si l’on part, c’est qu’on attend quelque chose de plus personnel que ce qui nous est donné par la ville. Ça peut être la liberté, un mode de vie plus simple, une proximité avec la nature, ou autre chose. Pour moi, c’est la recherche de ce qui est vraiment important dans ma vie, et ici, dans le bas Saint Laurent, j’ai le sentiment d’arriver à trouver des réponses, ou du moins d’être dans la bonne direction.

Quel appareil utilises-tu actuellement ? Quel est ton outil de travail préféré et pourquoi ?

Je fais de la photographie analogique : j’utilise des caméras à pellicule moyen et grand format. J’apprécie de travailler avec car j’aime l’aspect physique, la matérialité du film, mais aussi parce que le processus m’oblige, moi qui suis quelqu’un d’hyperactif, à prendre le temps. J’aime aussi l’intimité que crée la photographie à film, autant entre moi et la caméra qu’avec les gens que je photographie.

Seal Rocks, 2018

Sur certaines photos, on dirait que la surface a été grattée. Fais-tu un gros travail d’édition ?

Tout est manuel. C’est moi qui ai développé tout mon travail en noir et blanc, tout ce qu’on peut y voir est fait à la main. Pour mon travail en couleur, je le fais développer car je ne peux pas le faire moi-même, mais j’aime beaucoup l’aspect humain de la photographie analogique, le toucher. Je n’édite pas beaucoup mes photos, je n’ai pas assez de patience pour ça !

J’ai vu que tu utilises parfois le flou. Qu’est-ce qui te plait dans cet effet ?

Je l’ai beaucoup utilisé pendant la pandémie, comme un reflet de comment je me sentais à cette période. Mes productions étaient plus sombres, plus solitaires. 

Comment t’es venue l’idée de la série Off grid ?

A l’origine ce n’était pas vraiment une série, plutôt des images seules dont j’avais l’idée de temps en temps ; mais ça venait intuitivement, selon comment je me sentais à tel ou tel moment. C’est pour ça qu’il y a aussi quelques autoportraits dans Off grid.

Revenons sur le titre. Que signifie-t-il ? 

Je pense que dans une série comme celle-là, il n’y a pas vraiment de repère, on ne se sait pas vraiment où on se situe. A mon avis, c’est en travaillant sur cette série que je me suis rendu compte que je ne savais pas vraiment où je voulais être et que j’ai commencé à réfléchir sur l’espace.

Il m’a semblé que le regard était important dans beaucoup de tes photographies. Est-ce un sujet sur lequel tu t’es spécifiquement penchée ?

Oui. En réalité, à part dans certains portraits, j’aime quand les modèles ne regardent pas forcément la caméra, j’ai l’impression qu’on peut davantage s’identifier à eux. Ça donne plus de place à celui qui regarde, à son interprétation.

Tes photographies semblent globalement très mises en scène, on a peu l’impression de spontanéité, mais plus d’un moment qui s’étire dans le temps, comme d’une intemporalité, d’une mélancolie. Est-ce que le rapport au temps et surtout au passé est une thématique qui te stimule ?

J’aime cette idée d’intemporalité. A l’époque où je pratiquais beaucoup le portrait, je faisais beaucoup référence au passé dans mon travail, parce que j’avais vécu des choses difficiles. Chacun est influencé par son chemin de vie, porté par ses expériences, et je pense qu’il y a bien une dimension mélancolique dans mes portraits. Pour les vêtements, c’est davantage une préférence esthétique. 

Ce que j’aime aussi dans la mise en scène, c’est cette confusion entre ce qui est réel ou non, la création de moments idylliques.

Peux-tu nous parler d’un de tes projets pour les mois à venir ? 

Je pense continuer mon projet commencé dans la résidence artistique Rimouski, For now we cradle in tall grass, jusqu’à la fin de l’été. A côté, je pense faire des portraits des gens qui vivent ici, dans le bas Saint-Laurent. Il y a une dimension documentaire, sociale qui s’annonce dans mon travail, plus seulement rétrospective ou personnelle.

Comment vois-tu ton travail évoluer dans le futur ? Dans quel domaine aimerais-tu travailler ?

La question de l’espace restera probablement, et le portrait. Mes projets personnels seront probablement toujours axés sur la place et l’identité, des thèmes que je n’ai pas fini d’explorer.

La sieste, 2018