Portrait d’artiste – Marwan Sekkat, l’erreur comme terrain de jeu
À la croisée du numérique, de l’artisanat et de l’installation, Marwan Sekkat développe une pratique artistique où l’erreur devient matière à création. Il détourne les codes de la technologie, explore le glitch et interroge la transmission des savoirs à travers des œuvres qui mêlent esthétique expérimentale et sensibilité. Son travail, profondément ancré dans une réflexion sur l’identité, la mémoire et le détournement, s’appuie sur des médiums variés : simulation numérique, broderie traditionnelle marocaine, objets interactifs. En confrontant artificiel et organique, héritage et modernité, il construit un langage visuel singulier qui interroge notre relation au progrès et aux ruptures du monde contemporain.
Un parcours entre numérique et expérimentation
Depuis son enfance Marwan Sekkat baigne dans un environnement artistique, nourri par les visites au musée et les loisirs créatifs encouragés par sa mère. Pourtant, lorsqu’il se lance dans ses études, il s’oriente d’abord vers un domaine plus spécialisé, en choisissant une formation en audiovisuel. Cette exploration des outils et des procédés liés à l’image et au son marque le point de départ de sa pratique.
Comment as-tu commencé à explorer l’art comme moyen d’expression ?
« J’ai toujours baigné dans des milieux artistiques. Ma mère m’emmenait au musée, je faisais beaucoup d’activités créatives. J’ai étudié les techniques audiovisuelles pour être intermittent du spectacle, puis j’ai travaillé en image numérique et en développement. J’ai toujours eu une pratique artistique en parallèle, mais en 2022, j’ai décidé de me lancer à temps plein. »
Au fil de son parcours académique et professionnel, il explore de plus en plus l’image numérique, le code mapping et les microcontrôleurs, des outils qui lui permettent de jouer avec les formes et les textures de l’univers digital. Le numérique devient alors son médium de prédilection, une matière qu’il apprend à déconstruire, détourner et manipuler.
Après avoir obtenu sa maîtrise, il travaille un temps en tant que développeur en réalité virtuelle dans une entreprise, tout en continuant à mener en parallèle des projets artistiques expérimentaux. Il fonde notamment avec ses amis Croco Deal Dunil, un collectif réunissant des artistes autour de leur envie commune d’expérimenter avec les arts numériques et médiatiques.
Quel était le projet derrière Croco Deal Dunil ?
« À la base, c’était parti d’une blague ! Mais au final, on a vraiment construit une approche artistique autour du numérique. On voulait partir du digital pour produire des choses concrètes, physiques. »
L’été 2022 marque un nouveau chapitre dans sa carrière : il quitte son emploi pour se consacrer entièrement à sa pratique artistique. Il monte, avec Croco Deal Dunil, une première exposition autoproduite, Impossible de tout voir, présentant six œuvres individuelles ainsi qu’un projet commun qui donnera son nom à l’exposition. Il commence dès lors à structurer un corpus d’œuvres autour de ses explorations sur l’erreur, le glitch et la transmission.


Crédits photos : Julie Chalhoub, Katya Konioukhova
Un dialogue entre numérique, artisanat et identité
Son parcours personnel influence également son approche artistique. D’origine franco-marocaine, il questionne son rapport à ces deux cultures à travers ses œuvres.
Comment le fait d’être à la croisée de deux cultures influence-t-il ta pratique artistique ?
« Quand on cherche à raconter quelque chose, on finit toujours par puiser en soi. Je viens du numérique, mais j’avais envie de travailler la matérialité, alors je me suis tourné vers l’artisanat marocain. Ça rejoint aussi une quête identitaire et artistique. Ne parlant pas arabe, j’ai une distance avec cette culture, et l’artisanat est une façon d’y accéder. J’aimerais apprendre directement auprès d’artisans. »
Son travail actuel explore notamment la broderie traditionnelle fassie, un savoir-faire issu de Fès, au Maroc. Il s’intéresse à la manière de numériser ces motifs géométriques et de les détourner. Cette approche, qui mêle technique moderne et artisanat, reflète sa volonté d’explorer la notion de transmission, de créer des ponts entre passé et présent, entre savoir-faire ancestral et esthétique contemporaine.


Crédits photos : Katya Konioukhova
Son installation au Québec a aussi transformé son regard sur les dynamiques coloniales. D’abord centré sur l’histoire France-Maroc, il prend conscience, une fois en Amérique du Nord, d’autres réalités postcoloniales.
Ton arrivée au Québec a-t-elle enrichi ta réflexion décoloniale ?
« Oui, cela m’a permis de prendre conscience du contexte colonial en Amérique, un sujet beaucoup moins discuté en Europe. J’ai aussi réfléchi à la différence entre mon immigration et celle de mon père, qui a quitté le Maroc pour la France. Ça m’a donné une vision plus globale des migrations et du rapport à la francophonie. »
Des influences marquantes : glitch art et détournement
Si son parcours personnel façonne ses thématiques, ses références artistiques lui offrent un cadre esthétique et conceptuel.
Y a-t-il des artistes ou des mouvements qui t’ont influencé au fil de ta carrière ?
« Oui, énormément ! J’ai été particulièrement marqué par le Glitch Art Collective, un mouvement né dans les années 2000 qui réunit des artistes explorant l’esthétique du glitch. C’est en tombant sur leurs travaux que j’ai commencé à expérimenter avec l’erreur et la déformation d’image. »
En cherchant des ressources sur cette pratique, il découvre Jacques Perconte, un artiste français reconnu pour son usage du datamoshing, une technique qui consiste à déformer numériquement des vidéos en exploitant les erreurs de compression.
« Jacques Perconte est pour moi le maître du glitch. Il crée ce que j’appelle du ‘bouilli de pixels’, une déconstruction complète de l’image. J’ai vu une exposition de lui en France l’été dernier, c’était massif. »
Pourquoi l’erreur et le glitch sont-ils aussi présents dans ton travail ?
« Le glitch révèle la “matrice” des images numériques. Quand une image bug, elle dévoile son ossature. Je ne contrôle pas totalement le rendu final : je lance le programme, et l’ordinateur me génère des glitchs. Il y a quelque chose d’intéressant dans cette co-création avec la machine. »
Un avenir en construction : vers des installations plus ambitieuses
Aujourd’hui, Marwan Sekkat est en pleine phase de structuration de sa carrière artistique. Il cherche à développer des installations plus ambitieuses, à trouver des résidences artistiques et à construire un corpus cohérent pour une exposition solo.
Quels sont tes projets et ambitions pour l’avenir ?
« J’aimerais produire une exposition solo conséquente qui rassemble mes recherches sur le numérique, l’artisanat et la transmission. Je veux structurer mon travail pour qu’il soit lisible et accessible tout en restant fidèle à ma démarche. »
Avec ses installations qui interrogent la relation entre humain et technologie, entre erreur et création, mémoire et transmission, il s’inscrit dans une dynamique d’expérimentation et de réflexion sur notre monde numérique et matériel.
Si son cheminement est encore en construction, il avance avec détermination, porté par sa curiosité et son envie de pousser ses expérimentations toujours plus loin.
Entretien et rédaction : Khadija Ben Ali